41
Colin entra dans une cabine téléphonique à une station-service, à quatre blocs de la maison Kingman. Il composa le numéro des Borden.
Roy répondit. « Allô ? »
— C’est toi, frère de sang ?
Roy ne répondit pas.
— J’ai eu tort, reprit Colin.
Roy resta muet.
— Je téléphone pour te dire que j’ai eu tort.
— Tort sur quoi ?
— Sur tout. D’avoir brisé notre serment de frères de sang.
— Où veux-tu en venir ?
— Je voudrais qu’on redevienne amis.
— T’es un connard.
— Je suis sincère. Je veux vraiment qu’on redevienne amis, Roy.
— Ce n’est pas possible.
— Tu es plus malin que tous les autres, dit Colin. Plus malin, et plus fort. Tu as raison : c’est tous des pauvres types. Les adultes aussi. C’est facile de les manipuler. Je m’en rends compte, maintenant. Je ne suis pas l’un d’entre eux. Je ne l’ai jamais été. Je suis comme toi. Je veux être de ton côté.
Une fois de plus, Roy garda le silence.
— Pour te prouver que je suis avec toi, je vais faire ce que tu voulais qu’on fasse. Je vais t’aider à tuer quelqu’un.
— Tuer quelqu’un ? Colin, tu as encore pris des pilules ? Tu racontes n’importe quoi.
— Tu crois qu’il y a quelqu’un qui écoute. Eh bien, ce n’est pas le cas. Mais si ça t’inquiète de parler au téléphone, alors parlons face à face.
— Quand ?
— Tout de suite.
— Où ?
— La maison Kingman.
— Pourquoi là-bas ?
— C’est ce qu’il y a de mieux.
— Je connais un meilleur endroit.
— Pas pour ce que nous allons faire. C’est intime, et c’est ce qu’il nous faut.
— Pour faire quoi ? De quoi parles-tu ?
— On va la baiser et après, on la tuera.
— Tu es devenu fou ? Qu’est-ce que c’est que ce discours ?
— Personne ne nous écoute, Roy.
— T’es dingue.
— Elle va te plaire.
— Tu dois être complètement défoncé.
— Elle est bien roulée.
— Qui ?
— La fille que j’ai pour nous.
— Toi, t’a dégotté une fille ?
— Elle ne sait pas ce qui va se passer.
— Qui est-ce ?
— Mon cadeau de réconciliation.
— Quelle fille ? Comment s’appelle-t-elle ?
— Viens, tu verras.
Roy ne répondit pas.
— Tu as peur de moi ? demanda Colin.
— Ça va pas la tête !
— Alors donne-moi une chance. Retrouvons-nous à la maison Kingman.
— Toi et tes petits copains camés, vous allez probablement m’attendre au tournant. Vous avez l’intention de tous me tomber dessus ?
Colin eut un rire aigre. « Tu es fort, Roy. Vraiment très fort. C’est pourquoi je veux être de ton côté. Personne n’est plus rusé que toi. »
— Il faut que t’arrêtes de bouffer des pilules. Colin, la drogue, ça tue. Tu vas te ruiner la santé.
— Alors viens m’en parler. Persuade-moi que je dois me désintoxiquer.
— J’ai un truc à faire pour mon père. Je peux pas y couper. Impossible de m’échapper d’ici avant au moins une heure.
— D’accord. Il est presque neuf heures et quart. Rendez-vous à la maison Kingman à dix heures et demie.
Colin raccrocha, ouvrit la porte de la cabine, et courut comme un dératé. Il gravit du plus vite qu’il put la pente abrupte de la colline, coudes au corps.
Il arriva au manoir, franchit les grilles et remonta l’allée. À l’intérieur, il grimpa les marches qui craquaient et entendit Heather l’appeler d’une voix hésitante avant de parvenir au deuxième.
Elle était toujours dans la première chambre sur la gauche, assise telle qu’il l’avait laissée, attachée, ravissante.
— Je craignais que ce ne soit quelqu’un d’autre, dit-elle.
— Ça va ?
— Une seule torche, ce n’était pas suffisant. Il fait trop sombre là-dedans.
— Désolé.
— Et je crois qu’il y a des rats. J’ai entendu des grattements dans les murs.
— On n’en a plus pour longtemps à rester ici. (Il se pencha sur la boîte en carton et en retira les deux longues bandes de torchon qu’il avait emportées de la maison.) Les choses vont aller vite, maintenant.
— Tu as parlé à Roy ?
— Oui.
— Il vient ?
— Il a dit qu’il avait des trucs à faire pour son père et ne pouvait pas sortir immédiatement. Pas avant dix heures et demie.
— Alors ce n’était pas nécessaire de m’attacher avant d’aller téléphoner.
— Si. Ne te détache pas. En ce moment, il est en route.
— Je croyais que t’avais dit dix heures et demie.
— Il mentait.
— Comment tu le sais ?
— Je le sais, c’est tout. Il va essayer d’arriver ici avant moi pour me tendre un piège. Il me croit aussi naïf qu’avant.
— Colin… J’ai peur.
— Tout ira bien.
— C’est vrai ?
— J’ai le pistolet.
— Et si tu dois t’en servir ?
— Je n’en aurai pas besoin.
— Il risque de t’y obliger.
— Alors je le ferai. Je m’en servirai s’il m’y force.
— Mais alors tu seras coupable…
— De légitime défense.
— Es-tu capable de t’en servir ?
— En légitime défense. Oui, bien sûr. Évidemment.
— Tu n’es pas un assassin.
— Je me contenterai de le blesser, dans ce cas. Maintenant, il faut qu’on se dépêche. Je dois te bâillonner. Il faut qu’il soit serré pour que ça ait l’air convaincant, mais dis-moi si c’est trop et si ça te gêne. (Il confectionna un bâillon avec les deux bouts de torchon, puis demanda :) « Ça va ? »
Elle proféra un son inintelligible.
— Secoue la tête – oui ou non. Est-ce que c’est trop serré ?
Elle secoua la tête : non.
Il voyait ses doutes grandir de seconde en seconde ; elle aurait voulu ne jamais entrer dans tout ça. Une peur véritable étincelait dans son regard, mais c’était bien ; on aurait dit qu’elle était réellement la victime impuissante qu’elle faisait semblant d’être. Roy, possédé par les instincts d’un animal rusé et vicieux, reconnaîtrait immédiatement sa terreur, et en serait convaincu.
Colin alla vers le magnétophone, souleva le détritus qui le recouvrait, le mit en marche, remit soigneusement en place le camouflage, et regarda de nouveau Heather. « Je vais l’attendre en haut des marches. Ne t’inquiète pas. »
Il quitta la pièce, prit le pistolet, une torche et la boîte en carton qui ne contenait plus que la bouteille de ketchup, il déposa la boîte et le ketchup dans une autre pièce, puis se rendit en haut de l’escalier et éteignit la torche.
La maison était plongée dans l’obscurité.
Il coinça l’arme sous sa ceinture, dans le creux de ses reins, là où Roy ne le verrait pas. Il voulait apparaître désarmé, sans défense, afin d’attirer Roy en haut.
Colin respirait bruyamment, haletant pratiquement, non pas parce qu’il était physiquement épuisé, mais parce qu’il avait peur. Il se concentra pour respirer doucement, mais ce ne fut pas facile.
En bas, il entendit un fracas.
Il retint son souffle, aux aguets.
Un autre bruit.
Roy était arrivé.
Colin regarda le cadran lumineux de sa montre. Exactement quinze minutes s’étaient écoulées depuis qu’il avait quitté la cabine téléphonique.
C’était précisément ce que Colin avait dit à Heather : Roy avait menti en disant qu’il ne pourrait pas être là avant dix heures et demie. Il avait simplement voulu s’assurer qu’il serait le premier au rendez-vous. Si un piège devait lui être tendu, il avait l’intention d’être là dans l’ombre, et de regarder faire.
Colin avait anticipé ce déroulement des opérations, et cela le rassura. Debout dans le corridor, il se mit à sourire.
Quelque chose remua sur le mur à côté de lui, et il fit un bond. Une souris. Rien de plus. Ce n’était pas Roy. Il pouvait toujours l’entendre en bas. Juste une souris. Un rat, peut-être. Au pire, un couple de rats. Pas de quoi s’inquiéter. Mais il savait qu’il devait se méfier d’un excès de confiance, car sinon, il ne serait rien d’autre qu’une nourriture pour ces rats d’ici la fin de la nuit.
Des pas.
Le faisceau d’une torche, protégé par une main.
La lumière se déplaça vers le pied de l’escalier.
Roy montait.
Soudain, Colin eut l’impression que le plan était puéril, stupide, naïf. Ça ne marcherait jamais. Jamais de la vie. Heather et lui allaient mourir.
Il déglutit péniblement et alluma sa propre torche, balayant le bas des marches. « Salut, Roy. »